Ordonner le monde en quête du sacré

Ordonner le monde en quête du sacré

Ils ont de tout temps fait partie de nos vies. Les rituels et les cérémonies sont des actes collectifs ou personnels qui aident à la recherche de sens. Aujourd’hui, après avoir un peu disparu, ils semblent reprendre place dans notre quotidien, pour réenchanter nos existences.

Dans nos sociétés, on ne laisse pas des enfants naître, des couples se marier, des hommes et des femmes mourir sans chercher à donner sens, de quelque manière, à ce passage d’un état de l’être à un autre» , écrivait Jean Cuisenier, directeur de recherche au CNRS, ethnologue réputé. De la notion de rites, en son sens premier, qui provient du latin ritus « ordonnance », on garde l’intention d’une mise en ordre. «Face aux aléas de la vie et à sa finitude, notre besoin de rituels est vital» , avait établi notre expert. Sans doute aussi, selon lui, «parce qu’ils procèdent de notre projet d’être au monde, dans toutes les dimensions de l’existence, par authentique engagement». Si ces pratiques sont ancestrales, qu’en est-il aujourd’hui, à notre époque apparemment désenchantée ? Il semblerait que nous assistions à un renouveau des rituels, «sans doute parce que ceux existants ne nous satisfont plus. Trop formels, ils auraient perdu de leur sens et de leur efficacité» , avait-il soulevé. Par ailleurs, «nous serions animés d’une quête de sacré et d’un nouveau souffle inspirant et fédérateur» , ajoute la psychothérapeute transgénérationnelle Bernadette Blin. Anthropologues, sociologues, et plus récemment psychanalystes et psychothérapeutes se sont penchés sur l’art des rituels, ses fonctions, son renouveau et les conséquences d’une perte «d’ordonnancement».

Ciment de la communauté

Leur origine se perd dans la nuit des temps ; rites, pratiques rituelles et cérémonies festives sont autant d’activités ancestrales reliées à des us et coutumes, qui structurent la vie des communautés et des groupes. Du point de vue des sociologues, qu’ils soient pratiqués en public ou en privé, ils sont essentiels, car ils réaffirment l’identité de ceux qui les pratiquent et sont étroitement liés à des événements importants. La plupart, en effet, se déroulent à des moments et dans des lieux particuliers, qui rappellent à la communauté certains aspects de sa vision du monde, de son histoire et de sa mémoire. C’est le cas des rites solennels régis par l’Église, ou par l’État, ceux coutumiers régis par des collectivités locales, et ceux ancestraux qui marquent le rythme des saisons ou les grands passages de la vie. Ces activités ritualisées comportent de multiples dimensions, cognitives, corporelles, et recouvrent également une grande variété d’expressions, à savoir gestuelles, chants, invocations, tenues… C’est au cœur même de cette extraordinaire diversité qu’émerge notre universalité, au-delà des frontières et des cultures ; celle de notre humanité face aux contingences des lois de la nature, de la vie, et de l’arbitraire du divin.

Une fonction structurante dans l’enfance

«Les rituels servent à structurer le temps, nos relations aux autres, au monde qui nous entoure, avec la gestion de nos peurs» , pose d’emblée Bernadette Blin. Les spécialistes de la psyché ont mis l’accent sur leur fonction structurante du « moi », à quel point ils font partie intégrante de notre vie, et ce, dès notre plus jeune âge. «En effet, les rythmes du tout petit s’organisent autour de la tétée, le change, les regards, les caresses» , ajoute notre spécialiste. Plus tard, l’enfant instaure lui-même, en mode ritualisé, des comportements mis en place par ses parents, tout particulièrement au coucher. «Pour passer du jour à la nuit, la plupart [des enfants] ont besoin d’une lecture, d’une lumière, du doudou, de la porte entrouverte, chaque soir, dans le même ordre ; ce qui crée un cadre qui les rassure, les contient, les aide à glisser dans ce monde nocturne, parfois angoissant» , rapporte Ève Fouquet, art-thérapeute. «Nous avons tous constaté combien l’enfant y est attaché et combien il est anxieux quand ils ne sont pas respectés» , commente Bernadette Blin. Une fois adulte, ce besoin perdure, et tout au long de notre vie, nous créons naturellement de petits actes ritualisés, parfois sans en avoir conscience, que ce soit des rendez-vous anniversaires pour célébrer une rencontre amoureuse, sceller une amitié, ou en mémoire d’une personne chère disparue, dans un endroit significatif, avec un plat ou un objet devenu « fétiche ». Toujours pour satisfaire ce désir inconscient d’ordonnancer, de donner du sens.

Face aux aléas de la vie et à sa finitude, notre besoin de rituels est vital

Les grands rites de passage

Pour tout être, la vie est ponctuée de différentes étapes en harmonie avec les grands cycles de la vie. «Dans les sociétés traditionnelles, les grands moments de transformation étaient marqués par des rites de passage» , rappelle Brigitte Chavas, psychothérapeute transpersonnelle et animatrice pour les adolescents. Ils étaient associés le plus souvent à la naissance, la puberté, le mariage et la mort ; «le passage à l’âge adulte était primordial, et la plupart concernaient les jeunes, ou l’accompagnement à la mort» , précise notre spécialiste. Par sa dimension symbolique forte, le rite structure ces moments de transition, où l’on n’est pas tout à fait pareil ni avant ni après. Traditionnellement, la transition s’accompagne de la notion de perte, d’innocence, de santé, d’un conjoint… Fondés sur une dynamique mort (perte) et renaissance (renouveau), les grands rites de passage aident l’individu dans ces étapes, qui sont des crises d’évolution nécessaires et bénéfiques à des moments clés de notre vie. Chez les Maasaï, par exemple, la nuit avant la cérémonie, les garçons dorment dans la forêt, traversent leurs peurs les plus archaïques, et reviennent transformés, accueillis par la tribu pour une journée de chant et de danse. Ainsi, pour accepter de mourir et de renaître symboliquement, il nous faut être accompagnés, soutenus par un passeur ou une communauté. Brigitte Chavas soulève les risques inhérents à l’absence de ces passages encadrés par le collectif, «qui peut pousser les jeunes dans une recherche légitime de leurs propres initiations et la quête d’expériences extrêmes, en vue d’une transformation.» Un avis partagé par Dominique Owen, formatrice à Horites, école dédiée à l’art des rituels, fondée par Paule Lebrun : «Ne pas satisfaire ce besoin archétypal peut générer une énergie violente et dangereuse en soi et à l’extérieur de soi.» Un constat qui pourrait expliquer en partie le désarroi que traverse la jeune génération, avec les désordres que l’on connaît.

Une dimension sacrée

«Les rituels sont une façon de rendre à la création un peu d’énergie que nous n’avons de cesse de recevoir» , expose Wavun Bind, femme médecin amérindienne, qui nous rappelle que nous nous sommes séparés de la sacralité ! Le sacré est un aspect primordial de l’art rituel, commun à toutes les pratiques, au-delà du temps et des traditions. «Chez les peuples anciens, peu importe les cultures, on retrouve dans la vie des communautés et des individus non seulement des moments de rupture dans l’espace, mais aussi dans le temps, vécu comme un temps sacré», a observé Mircea Eliade, anthropologue et grand historien des religions. Par sacré, il entendait «quelque chose d’opposé au monde profane et à la routine de tous les jours, une faille par laquelle peut se manifester la dimension extraordinaire de la vie» . Ainsi, nous avons besoin de moments de pause, pour nous soustraire à l’enchaînement répétitif des jours. Autrefois, les activités ritualisées « de rupture avec le quotidien» permettaient aux visions et à la magie d’apparaître ; c’était le cas pour les bacchanales ou les grands carnavals festifs. Encore aujourd’hui, les pratiques ritualisées sont «des recréations de ce temps éternel» , comme les nommait l’historien.
Par ailleurs, notre puissante attraction pour ces pratiques pourrait ainsi résider dans «leur capacité à évoquer un voile du mystère» , comme le suggère le chercheur canadien en socioanthropologie Denis Jeffrey. «Ils sont là pour nous rappeler que la vie ne se possède pas entièrement, que toujours quelque chose nous échappe. Il y a dans la vie de l’inexpliqué que le rite matérialise et symbolise.»

Le grand renouveau

On assiste aujourd’hui au renouveau des rituels ! Cercles de nouvelles lunes, tentes blanches, cérémonie du cacao, célébrations d’Ostara (équinoxe de printemps)… De nouvelles formes émergent, qui reposent les unes sur les sagesses ancestrales, les autres sur fond de psychologie sacrée. Avec des constantes, comme l’a noté le professeur Jean Cuisenier : «s’asseoir en cercle, se tenir les mains, allumer des bougies, brûler des papiers…» Sans doute, selon lui, «en réponse à un besoin d’une gestuelle moins contrainte, d’une participation plus active, à l’élaboration même du cérémonial» . Pour Dominique Owen, formée à la psychologie sacrée, «nous avons besoin de pratiques qui reconnectent au langage symbolique de l’âme et qui répondent aux besoins criants de la communauté». À la jonction entre la psychothérapie et la spiritualité, ils sont un complément remarquable. «Alors que la psychologie démêle nos scénarios de vie et les traumatismes de l’enfance, le travail ritualisé, lui, ouvre la porte de l’âme humaine en créant notamment du sens, en impliquant le corps dans l’acte qui marquera le passage.» Selon le prisme de la psychologie sacrée, le recours aux archétypes, aux symboles et aux mythes dans les pratiques, qui sont en quelque sorte des ponts, des médiateurs, permet cet extraordinaire saut direct entre le royaume de l’ego et celui de l’être unifié.

Il y a, dans la vie, de l’inexpliqué que le rite matérialise et symbolise
Le phénomène s’invite également dans notre home sweet home, sous forme de petits actes ritualisés, mêlant sacré et tradition, en réponse à notre besoin quotidien de rendez-vous avec soi, « hors du temps profane ». «C’est une réponse à un appel qui vient de l’intérieur» , confie Julia. Cette connexion s’obtient par une succession de gestes simples, qui agissent comme des signaux pour notre conscience. «J’allume une bougie, je pose un châle sur mes épaules, je me connecte à mon autel, je descends dans mes profondeurs, je nomme une intention!» , énumère Samia, pour qui ce moment opère comme un sas entre sa journée de travail et la soirée. Alors le rituel, même en solo, peut jouer son rôle actif de « contenant », comme l’explique Robert Bly, poète et militant mythopoétique : «Lorsque, par un acte d’intimité et d’imagination, nous entrons dans cet espace “sacralisé”, quelque chose dans la psyché change immédiatement. Dans ce lieu de contact avec les dieux – ou avec l’inconscient, nous pouvons demander ce que nous voulons vraiment. Avec la profonde conviction que nous serons entendus, et exaucés… » Les rituels, alors, peuvent s’apparenter à une prière de l’âme en action !

Catherine Maillard

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