Toutes les voies mènent-elles au même but ?

Toutes les voies mènent-elles au même but ?

Il y a ce cliché : Toutes les voies mènent au sommet de la montagne.

Ce slogan est souvent invoqué pour appeler à la tolérance. Il fait partie de la panoplie du relativisme, du politiquement correct. “Chacun sa voie, inutile de polémiquer, de critiquer, de comparer, de juger…” Ainsi, sous couvert d’ouverture d’esprit, chacun est gentiment inviter à s’amollir et à consommer sans vraiment s’interroger.

Sauf qu’évidement, ce slogan est lui-même un jugement, une comparaison, etc. Mais cela ne nous évite pas de le réciter, quand nous sommes fatigués de réfléchir ou quand nous sommes à bout d’arguments. Nous lui ajoutons alors l’Inde mythique : chacun sait qu’en Inde, la tolérance règne.

Il est vrai que ce pays, avant l’arrivée de l’islam du moins, a connu une remarquable absence de guerres de religions, de conversions forcées et autres prétendues “guerres saintes”. Et les gens comme Vivekânanda nous ont habitués à cette idée que “Tous les chemins mènent au sommet”. Mais Vivekânanda avait été éduqué par des penseurs Occidentaux. A l’époque, en 1893, les évolutionnistes comme Spencer étaient fort à la mode. Cependant, il est vrai qu’il y a, dans les pensées de l’Inde elle-même, des principes de tolérance.

Qu’en dit le Tantra ?

Toutes les voies mènent au sommet. C’est vrai. Car tout est Dieu en Dieu. Où donc les vagues pourraient-elles aller ? Elles s’élèvent de l’océan et elles retombent dans l’océan. Grandes ou petites, laides ou belles, elles finissent précisément là où elles ont commencé, comme les nuages naissent dans le ciel et meurent dans le ciel. L’Inde est donc tolérante parce qu’elle est panenthéiste : “Tout est en Dieu”, tout baigne dans le divin. Quelques soient nos folies, il n’y a pas lieu de s’en faire une autre folie, car tout est en sécurité dans le Cycle Infini (mahâ-cakra) des Grandes Créations, des Grandes Existences et des Grandes Destructions. Tout baigne, littéralement.

Mais pour autant, toutes ces voies se valent-elles ? Faut-il se résigner à ne brouter que son carré d’herbe ?

Non. Il y a des voies directes, il y a des impasses. Il y a des voies qui rebroussent chemin, d’autres sont des labyrinthes.

Mais pour nous délivrer de ce stéréotype, inversons-le. Au-lieu d’une montagne qu’il faut monter (image d’effort laborieux), prenons l’image des fleuves qui coulent vers la mer. Vers le bas. Certains fleuves coulent vite, d’autre lentement. Les petites rivières vont se jeter dans les grosses. Quelques uns ne veulent plus couler : ils font des boucles ou creusent des lacs. Ils ne veulent pas se perdre. D’autre, au contraire, se précipitent dans des abîmes : on ne les voit plus. Il y a des fleuves porteurs de marchandises. Il y a des torrents puissants, mais sauvages et impraticables. Et ainsi de suite.

Dans ce grand mouvement, il y a certes une unité. Mais aussi des différences. Non, tous les fleuves ne se valent pas.

Selon le Tantra, il y a en gros trois voies :

– la voie des supports extérieurs, des disciplines, des yogas, des règles, des supports, des gestes, des arts, des pèlerinages, des signes, des visions et des prophéties. C’est la voie du “faire”, celle où les religions prospèrent. C’est la voie des lumières, des symboles, des efforts, des vœux et des “challenges”. C’est la voie des Mantras, des initiations, des mandalas, des danses, des massages, des “voies” et des “étapes”, des chakras et des purifications. Bref, c’est 99% des pratiques spirituelles.

– tôt ou tard (dans une autre vie, sur un autre plan, un lundi matin), le sens de ces symboles devient trop évident. Plus besoin de doigt pour pointer la lune. Une fois ces doigts incongrus dévorés et digérés, nous cheminons sur la voie du Sens, des Valeurs, des Symboles, des Idées et autres Archétypes. Cette voie est celle de la découverte des pouvoirs divins, des puissances. La voie de l’activité était aussi cela, mais à travers des symboles et des appuis externes. Ici, plus rien d’externe. Seulement des concepts, des images subtiles et des intuitions. Ca n’est plus la voie du “faire”, mais celle du “comprendre”. C’est le chemin des philosophes et des poètes. C’est la pratique de l’analyse, de la déconstruction des croyances, c’est le dialogue sacré, la dialectique, le dépouillement pour mettre à nu l’expérience brute, c’est éveil, le retour à l’évidence, la reconnaissance par l’examen de soi. Cela se passe en des discours éclairés par l’intuition du vrai, du divin. C’est la voie de la sagesse.

– enfin, il faut bien plonger dans l’évidence pure et simple. Les deux voies précédentes tournent autour du centre. Celle-ci plonge. Plus d’appui externe, ni interne. Cette voie est celle de l’intuition pure, du silence intérieur. C’est la voie des amants, des plus hauts voyants et de ceux qui savent retomber en enfance, bien différente de l’infantilisme des consommateurs de spiritualité. Ici, presque plus aucun concept. Je veux dire qu’il y a encore des concepts, des idées, des images : mais elles ne constituent plus aucun appui ici. Dans cette voie, il n’y a qu’abandon. Plus de “quête du bonheur” et autres blablas pour ceux qui sont encore au supermarché, rayon “bien-être”. Fini les tergiversations. Ici, c’est tout ou rien, car c’est l’amour absolu. Plus de “dualité” ni de “non-dualité”, plus de “satsang” ni de discussions, plus de doutes ni de certitudes. Juste un élan aveugle, une foi obscure, en amont de tout discours, de tout image. C’est la voie mystique, non au sens de miracles, mais au sens originel : union immédiate avec le divin, qui divinise au prix de la perte de tout. Ici, ni questions, ni réponses, sauf un très subtil et très puissant échange entre l’âme et sa source.

En effet, tôt ou tard, il faut tout lâcher : posture, vigilance, état clair, méditation, samâdhi, kundalinî, “alignement”, harmonies chakriques et autres flux du collimateur, chatouillements du braquemard ou titillages essentiels. Il faut mourir. Sans mort, pas de renaissance. Mais si je meurt selon ma méthode, je ne meurt pas réellement. Si je veux renaître divinement, je dois me laisser anéantir divinement. Donc, ténèbres totales, purification par le dedans divin, bien plus puissante et éprouvante que les “méthodes” de purification, lesquelles cachent toujours de l’amour-propre, de l’ego. Je laisse faire. Je me laisse. Je ne sais rien. Juste une intuition plus forte que tout. Je peux toujours la refuser, retourner au pays des “techniques” et des voies de lumière. Mais, tôt ou tard, il faut tout lâcher, sombrer tel une mouette en l’océan, sans aucun espoir, sans lumière, sans aucune assurance, autre que cette intuition au plus profond de soi ; intuition impossible à formuler et dont, par conséquent, on ne pourra se faire un système ou un appui. C’est la falaise.

Ces trois voies, de la technique, de la sagesse, et mystique, sont inégales. Mais elles mènent l’une vers l’autre, l’une en l’autre, comme un chemin qui devient une départementale, qui devient une nationale. Elles ne se valent pas, mais elles forment un seul itinéraire vivant. Mais non, tout ne se vaut pas. Innombrables sont les impasses, les mensonges (dont nous sommes toujours complices, aucune arnaque n’étant possible sans complicité de la victime), les compromis, les petits arrangements avec soi, les relations malsaines, les illusions dans lesquelles nous nous vautrons, immatures que nous sommes. De plus, il ne faudrait pas croire que l’arrivée est la fin de la vie intérieure. Le cycle est la forme essentielle de tout devenir. Cette “fin” des voies marque donc le début d’un nouveau commencement. Une fois dans la mer, le fleuve coule encore, sans fin. Pourquoi y aurait-il une fin dans l’infini ? Pas de fin à l’expansion, à l’ouverture, à l’élargissement. Pas de fin aux épreuves, aux émerveillement et aux horreurs. La souffrance ne finit jamais, mais elle est vécue autrement. L’âme n’ayant pas de commencement, n’aura pas de fin, d’autant qu’elle s’appuie sur l’infini divin. Deux infinis qui n’en finissent pas de se lover l’un dans l’autre. De merveilles en surprises. Un abysse de délectations, des océans d’hymnes, des miracles et des retours. Enfin, on peut toujours rechuter. Une “voie” qui vous fait croire le contraire vous berce d’illusions.

Donc en un sens, oui, toutes les voies mènent au même but. Mais pas directement, pas également. Le discernement reste toujours indispensable et les comparaisons, nécessaires, pour cheminer en sûre aventure dans ces contrées de joie et de fureur.

Source: https://shivaisme-cachemire.blogspot.com/2021/02/cliches-5-toutes-les-voies-menent-elles.html

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