L’appel du vide
Tout se passe comme si d’innombrables chercheurs étaient en train de s’éveiller. Ils regardent le passé vertigineux, les vestiges étranges, les grosses pierres, les nuages bizarres, de plus en plus bizarres, et ils se frottent les yeux, incrédules. Nous voici au début, bien modeste, de la plus grande aventure de tous les temps : flairer la supercherie, déclencher la démascarade.
C’est ce que nous sommes devenus, des incrédules. A rabâcher les vieilles histoires, à remâcher les mêmes salades, à ruminer les idées nulles, un jour arrive où le cœur nous lâche, la bulle éclate, la gerbe est là. Pour autant le cœur bat.
C’est le printemps des mirettes. On n’en revient pas. Marchands de sornettes, dealers de fakes, trompeurs de monde, abuseurs publics, que votre règne crève. Que votre loi s’achève. Et nous, nus sur les grèves, on fait la grève. On rêve. Croire sans y croire.
Et si demain n’existait pas ? Baffe ! On se réveille dans le vieux monde usé, aux coutures qui craquent, aux manches lustrées de crasse. Passe-temps, on voit la trame, le soleil filtre à travers. Passe-murailles, on voit l’envers du décor. Putain ça penche ! On voit le vide à travers les planches ! On peut rire de nous. Tout dépend de quel rire, vocifère l’immortel palmier des planches, l’aède aux cheveux d’écume, le peintre en mots, l’anar hénaurme. Ce n’est pas une faute, mais une citation. Pendant ce temps-là, d’autres s’enfoncent dans le brouillard froid, ils errent dans le noir, loin de la lumière qui nous éveille et nous transporte. Dis-moi, toi qui me lis, pourquoi voir tout en gris ? Qui t’a dit de vivre en enfer ? Personne ne t’a condamné à mort, puisque tu vis dans l’éternel présent, tu vivras. Autant le faire bien. Si tu es là, il y a une bonne raison à ça.
Tu me dis que tu n’as pas de goût pour la vie. Que le vide t’attire. Tu me dis que tu ne te sens pas chez toi ici, que tu as soif de néant, car rien ne peut être pire que ta vie actuelle. Non que tu souffres d’une infirmité, d’une maladie incurable, ni rien de tel. Non que tu n’aies pas de pays, ni de toit, ni de quoi manger. Ton mal profond ne vient pas de là. C’est le monde tel que tu le vois qui te dégoûte. Tu ne veux pas vivre au milieu de tous ces gens impurs, mauvais, ou indifférents. Tu as soif d’absolu, de perfection ? Même pas. Tu as soif de mort. Tu penses qu’après cet écran de fumée qu’on appelle la vie, la mort te donnera l’oubli du néant. Et si jamais tu te trompais ? Si tu te gourais sur toute la ligne ? Le malaise est-il dans le monde, ou dans ton cœur ?
Sartre aimait darder son œil sur une racine, la scruter assez longtemps pour qu’elle devienne autre, absurdement, trop réelle pour être vraie. Ça lui foutait la gerbe. La nausée, disait-il. Qué ès ? No sé ! Mon bon Sartre, qu’une racine t’ait fait gerber, il ferait beau voir ! Un castor me l’a dit, qui s’y connaît en racines. Contemple n’importe quoi, tu y trouveras le vide. Et pas la gerbe : elle vient du bide. Existence ? Y a l’isthme. Seth existe en ciel.
N’empêche. Cette philosophie de l’absurde a donné naissance au nihilisme, et plus près de nous, au no future des punks à chiens. Les punks, ils n’en ont rien à foutre des racines. Mais ils ont chopé l’œil de Sartre et voient du dégueulis partout. Ça a déteint sur la peinture, le cinoche, la téloche, le web moche, et sur Houellebecq. On a le droit de préférer le bon côté des choses, même si les branchouilles nous prennent pour des nouilles. A force de glorifier le caca, nos galleristes et critiques vous périr noyés dans une fosse à purin. La merde est dans l’œil de celui qui regarde.
Contemple ce que tu voudras avec le cœur ouvert, et tu y trouveras l’amour absolu, qui attire, qui accouple et qui unit les plus infimes particules de matière et de lumière dans un orgasme vibrant d’énergie. Tout dépend de ton regard, ce que tu regardes ne compte pas. Tu peux y voir l’horreur ou l’absolu, le diable ou le dieu, le mal ou le bien. Tu peux voir le corps mutilé ou le sourire du blessé. C’est ton choix. Mais ce regard, aussi perçant soit-il, ne verra que ce qu’on lui montre. Apprends à démonter les montreurs de leurre. Les semeurs de peur qui jouent pour du beurre. Les faucheurs de mort, tu peux les contrer. Les montreurs montrés. La mort n’est rien, rien n’est la mort. Vivre, oui. Tant qu’on veut !
Nous descendons, dit-on, des lémuriens. Moi je descends plutôt des fleuves impassibles, c’est mon côté poète. Fais un test. Regarde un lémurien dans les yeux, tu verras ce que l’éveil veut dire. Sans cesse en mouvement, il reste immobile. Inquiet, il est serein. Paisible, il bout, il trépigne. Blotti, il s’étire. Vois le lémurien tout nu dans sa fourrure. Il n’a besoin de rien. Un rien l’habille, un rien le nourrit, il boit peu, ne fume pas, et jamais Salomon ne fut plus juste que lui. Oui mais le juste ment. Ça la fout mal. Vois ce qu’on a perdu depuis qu’on a quitté les arbres de Madagascar. Vois comme on est k.o. debout. Comment panser les plaies qu’on se fait ? Comment soulager la douleur qu’on s’inflige ? Comment renoncer aux mensonges qu’on se force à croire ? Tu n’as pas de pire ennemi que toi. C’est comme ça. Tu t’apitoies ? Dis-toi que tu n’es pas différent, ni plus misérable ni plus indigent, tu as deux jambes et deux bras, ne te prends pas pour le renard sans pattes.
Pourquoi les gentils lémuriens ont-ils ce regard étonné, plus encore, stupéfait ? A les voir, on dirait qu’ils n’en reviennent pas. Et c’est la vérité. Ce qui les étonne tant, c’est nous, les gens. Ils se souviennent très bien des temps lointains où nous étions copains. De l’époque révolue où nos jeux, nos vies et nos amours étaient avec eux, dans les branches, au fil de sauts et de cabrioles. Quand ils nous voient dans nos écoles, dans nos bagnoles, dans nos casseroles crois-tu qu’ils rigolent ? Non, ils sont sciés qu’on ait pu mal tourner comme ça. Les lémuriens sont tout ce que nous avons perdu. L’innocence. La joie de vivre. Et le sens de l’équilibre.
Dans une prochaine vie, il te reste une toute petite chance d’échapper à l’appel du vide : tâche d’être un lémurien.
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