Pourquoi est-il si difficile de partager l’éveil ?

Pourquoi est-il si difficile de partager l’éveil ?

“C’est au-delà des mots”, “trop proche”, “trop simple”…

Pourquoi les mots semblent-ils incapables de communiquer l’essentiel ?

Parce que le langage est issu d’une sélection naturelle, une très longue évolution.
Or, il n’a pas été sélectionné pour connaître le réel, mais pour agir sur lui.

L’expérience quotidienne me l’enseigne.

Si l’on me dit “Passe-moi le sel !”, je passe à l’action, ou pas. Mais c’est fluide. Je n’ai aucune tentation de répondre par un “Ah mais, le sel, c’est au-delà des mots !” Pourquoi ? Parce que le langage est adapté à l’action. Tout discours est une injonction, une incitation à faire. Depuis les signes les plus primitifs jusqu’aux discours du président, tout langage incite à agir : “Sauve-toi !”, “Votez pour moi !”. Entre le signal primitif et le discours alambiqué, les feuilles, les fleurs et les fruits diffèrent, mais la souche est la même.

Si, en revanche, on me dit “Qu’est-ce que le sel ?”, je reste interdit. Le flot de l’action est bloqué, comme grippé. Car qui peut dire ce qu’est le sel ? Et si l’on dit que c’est tel assemblage de particules, que sont ces particules ? Qu’est-ce que l’énergie ? Qu’est-ce qu’une force ? Qu’est-ce que le vide ? Qu’est-ce que le temps ?  Qu’est-ce qu’être ? Et, sous l’angle subjectif, qu’est-ce que le salé ? Qu’est-ce que le goût ? Qu’est-ce qu’une saveur ? Qu’est-ce que percevoir ?
Bref, d’une simple question, on tombe en cent, toutes plus obscures les unes que les autres. Employer les mots pour connaître, c’est entrer dans un labyrinthe dont on ne sait même pas s’il a une issue.

Agir et connaître sont bien différents. Si on me demande de passer le sel, je n’ai pas besoin de savoir ce qu’est le sel, etc. Je peux agir dans l’ignorance. Je ne peux connaître dans l’ignorance.

Shankara dit que le “Tu es cela” n’est pas un acte, mais une connaissance. Mais c’est, en fait, l’acte d’attirer l’attention sur un fait présent. C’est donc bien un acte. Comprendre une parole qui n’inciterait à absolument aucune action, c’est impossible. Comprendre un discours, c’est comprendre ce qu’il incite à faire. Par exemple, à “voter pour Untel”.
L’expérience du doigt qui pointe le vide, ici au-dessus des épaules est, elle aussi, un geste, a minima un acte de l’attention. Il s’agit de faire, et non purement de connaître. Et même connaître, c’est faire, mais de manière plus subtile. Si l’on me dit : “Votre pot d’échappement fume”, c’est une transmission de connaissance qui, clairement, incite à l’action.

Mais connaître purement ?
Oui, c’est possible. Et vital.
Mais pas par le langage.
Disons ceci : plus le langage est complexe, plus il dérive du côté de l’action. Plus il est simple, plus il demeure du côté de la connaissance.
La connaissance pure, la contemplation, est sans mots. Elle n’est pas discursive, mais intuitive, au sens où elle est directe.

Je récapitule :
Les mots, c’est l’action.
La connaissance, c’est le silence. Se taire. Muet. Arrêté. Suspendu.
Quand je suspend, la connaissance surgit, la conscience se réveille. Une autre sorte d’activité émerge. Comme si je changeais de vitesse.

Mais ça, les mots ne peuvent le décrire, car les mots ne sont pas fait pour ça.
C’est pourquoi, si l’on me demande de décrire la connaissance pure, l’expérience brute, ‘l’éveil”, je pointe le vide au-dessus des épaules.
Le moins de mots possible.
C’est comme pour tout. Si l’on me demande “Qu’est-ce que le sel ?”, ma première réaction, après un moment d’arrêt (justement), sera de pointer le sel en ajoutant, peut-être, “C’est ça !”
J’en resterai à un langage subtil, le plus sobre.

D’où l’intérêt des “expériences”, des jeux d’éveils, des paroles qui pointent en peu de mots, comme “Dans un expir, se laisser planer” ou “Entre deux pensées, l’arrêt”. Ce sont des signes qui pointent l’expérience nue, comme des boutons que chacun peut comprendre intuitivement et faire ce qu’il y a à faire.

A côté de cela, de cette connaissance pure, il y a la quête de connaissance par les mots : la théorie.
Mais si je ne m’arrête pas sans cesse, je me perds dans des labyrinthes.
Donc la pratique de l’arrêt est vitale. Il suffit de s’arrêter.
Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais ça marche très bien.

Source: https://shivaisme-cachemire.blogspot.com

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